En continuité du dossier médiation littéraire et de la journée professionnelle organisée en décembre 2023, un groupe de travail s’est constitué. Il s’est réuni régulièrement en 2024. Au mois de septembre, un rendez-vous a été consacré à l’arpentage, méthode de lecture collective d’un ouvrage.
Depuis une dizaine d’années, l’arpentage connait un succès de plus en plus important et ce, au-delà du champ socio-culturel et des réseaux militants associatifs où cette pratique s’est d’abord développée. Lieux d’art, théâtres, bibliothèques, universités et établissements scolaires s’en emparent aujourd’hui.
L’arpentage a été initié dans le réseau d’éducation populaire Peuple & Culture à la fin des années 1990. Cette approche s’inscrit en continuité avec une longue tradition qui pose la lecture comme un des fondements de l’accès à la culture.
Comment se déroule un atelier ?
Plusieurs participants se répartissent un document écrit. Chacun découvre individuellement la partie qui lui est attribuée et transmet ensuite aux autres membres le contenu de ce qu’il a lu. Ce partage entraine des discussions et des débats.
Le choix de l’ouvrage de départ peut être fait par l’animateur, il peut aussi être celui du groupe en lien avec un sujet ou une œuvre qu’il a envie d’aborder. Si cette pratique est historiquement liée au livre et plus spécifiquement au texte, il est possible de l’appliquer à la bande-dessinée, à des livres d’images, de photographies et à d’autres supports : paysages, vidéo-conférences, art visuel et multimédia.
On peut aussi envisager de s’occuper d’un même passage à plusieurs, en binôme. Le découpage se fait souvent à nombre de pages égales, sans prêter attention aux chapitres et aux phrases coupées. Une autre méthode peut être choisie.
Le temps de lecture individuel doit être confortable. Il faut également que chacun puisse trouver la bonne position et un espace de tranquillité.
La séance est encadrée par un animateur. Celui-ci présente l’arpentage en introduction. Plusieurs étapes peuvent lancer l’atelier et intervenir avant la répartition livre : brise-glace, analyse visuelle de la couverture pour imaginer le contenu, exploration du chapitrage, contextualisation générale de l’ouvrage et de l’auteur. Pour préparer les retours et les débats, des consignes sont données, comme par exemple, noter avec des mots-clés sur un post-it, les axes signifiants du texte, les idées fortes, un résumé de l’action, une citation, comment l’histoire résonne avec le vécu personnel, la pratique professionnelle, quelles sont les émotions ressenties…
La posture de l’animateur est proche de celle du médiateur en ce sens qu’il crée les conditions de rencontre entre une œuvre et des individualités, pour une appropriation collective. Il n’est pas dans l’obligation d’avoir lu l’ouvrage en amont. Porteur du dispositif et facilitateur, il borne, jalonne et propose des outils (par exemple le nuage de mots*), incite à la prise de parole et accompagne le cheminement du groupe. Son rôle n’est pas d’influencer le contenu des échanges mais de permettre de reconstituer le sens, le récit.
La restitution des notes prises par chacun est suivie d’une discussion. Connaissances, références, et expériences individuelles viennent alimenter la réflexion. Prévoir un retour sur la séance et sur la méthode est également intéressant.
Décomplexifier le savoir et désacraliser le livre
La formation tout au long de la vie et l’autoformation, alliées à l’objectif affirmé de « donner des pistes d’actions et de transformations sociales » font partie des enjeux premiers de cette pratique.
Le rapport au savoir savant et l’appréhension de la complexité du monde sont au centre de la démarche. En effet, celle-ci est conçue, au départ, comme « une proposition d’exploration de documents porteurs d’un savoir référencé dans la catégorie du savoir savant qu’il est souvent difficile d’aborder seul, sans clés de lecture ».
La désacralisation du livre est symbolisée par le geste de déchirer littéralement le volume pour permettre à chacun d’avoir une partie de l’ouvrage choisi. Mais ce geste, comme le partage du pain, marque aussi la confiance dans les autres participants.
L’arpentage peut favoriser l’exploration d’ouvrages épais, ou réputés ardus. Mais il faut être vigilant aux consignes qui renforceraient une approche trop scolaire.
Outre la dimension liée à la mesure et donc à la découverte d’un livre en profondeur, l’arpentage évoque aussi la déambulation, la flânerie, et une ouverture sur l’imaginaire. Si la méthode paraît rigoureuse, la somme du travail individuel, propice à l’interprétation et à l’invention, renforce le côté créatif de la démarche.
Créer une dynamique commune et vivre une lecture polyphonique
L’arpentage est un outil d’intelligence collective. Il permet de passer de l’intimité du moment au partage, de vivre ensemble un récit, un texte.
Chaque lecteur est détenteur d’une partie du contenu. Il en va de sa responsabilité de le transmettre aux autres. Cet exercice permet souvent de libérer la parole et de la faire circuler. Il est très différent de la fiche de lecture. Il ne s’agit pas de faire un retour exhaustif mais de témoigner de sa réception, d’apporter ses connaissances théoriques et ses questionnements, de donner corps à des concepts, de porter son point de vue et ses réflexions lors des échanges. C’est une façon de construire une culture commune et de partager des références.
Des pratiques diversifiées de l’arpentage
Si une méthodologie est donnée, elle demande bien sûr à être adaptée en fonction des personnes qui mènent la session, du public, des objectifs, des besoins, du genre littéraire choisi et des structures qui la pratiquent.
Si l’arpentage d’un livre peut-être un prétexte pour aborder une thématique, il est aussi un outil de médiation, notamment littéraire. Lire le début d’un roman par exemple peut susciter le désir de connaitre la suite de l’histoire, de lancer un atelier d’écriture pour en rédiger la suite… Il peut également être un moyen de se préparer en groupe à une rencontre avec un auteur et éventuellement à rédiger des questions ou encore à lancer la constitution d’un montage pour une lecture à voix haute.
L’association Peuple & Culture Marseille a organisé de nombreux rendez-vous dans plusieurs cadres, parfois en partenariat avec les bibliothèques de Marseille.
La librairie La Rumeur des crêtes à Cadenet programme aussi régulièrement des sessions.
La maison d’édition marseillaise Shed publishing développe une collection d’essais dont le nom est un hommage à cette pratique : « Arpentages est consacrée à la publication de textes de critique sociale et politique s’intéressant à des enjeux contemporains et à leurs dimensions urbaines, territoriales, politiques, symboliques et historiques ». Sa fondatrice, Lydia Amarouche, a déjà animé plusieurs séances d’arpentage.
Elsa Roussel, médiatrice culturelle des arts, a expérimenté une séance lors de la résidence de Lina Jabbour, organisée par l’association Voyons voir et le centre d’art national 3bisf, qui s’est achevée sur une exposition Le sol et son dièse, au 3bisf. Invitée par Lina Jabour, l’animatrice a proposé aux personnes présentes d’arpenter le texte écrit par l’artiste. Elle y raconte l’œuvre qu’elle est en train de créer avec les ouvriers de la blanchisserie du Groupement de Coopération Sanitaire du Pays d’Aix, où se déroule sa résidence. C’est un dessin de 10 mètres de long sur papier millimétré, un tracé acoustique du bruit généré par la Calande une machine qui a la forme d’un immense tunnel à l’intérieur duquel le linge est engagé, séché et plié. Le récit (25 pages) était déchiré, mis au sol dans un studio de répétition du lieu d’expo. Des coussins étaient disposés en cercle et les destinataires piochaient de façon non chronologique chacun à leur tour, 4 pages. L’enjeu de la session était de déduire quel dessin avait réalisé l’artiste et de susciter l’envie de découvrir l’œuvre. L’arpentage a ainsi pu ici faire office d’action de médiation.
* Le concept de « nuage de mots-clés » ou « tag cloud » désigne un ensemble de mots ou expression-clé qui a pour fonction de décrire ou de classer l’information. Les mots s’organisent selon différents filtres, sous la forme de liste ou d’une image, en fonction de leur occurrence dans un texte.